L’ARMURE

Le grand connétable crut qu’il allait mourir et dit à son roi :

« Sire, vous me voyez sur mon lit de mort, et bien affligé, car j’endure un cruel remords : m’en revenant de guerre à l’automne de l’année passée, j’ai détourné la reine de ses devoirs d’épouse.

— Ah ! par exemple ! s’écria le roi. Si je m’attendais à ça…

— Je vois bien que Votre Majesté ne me le pardonnera pas.

— Ecoutez, Gantus, vous conviendrez que c’est délicat… D’autre part, puisque vous allez mourir…

— Votre Majesté est trop bonne. Voilà comment les choses se sont passées : revêtu de mon armure encore toute bosselée des grands coups que je reçus à votre service, je m’étais égaré au sortir de la salle des Mille Gardes, et j’errais par les chambres du palais à la recherche d’une issue, lorsque je rencontrai la reine occupée, au coin d’un bon feu, à broder sur une fine toile blanche.

— La chemise de mon dernier anniversaire, sûrement… un chiffre brodé, avec une guirlande de marguerites ?

— Ah ! Sire, je suis déjà confus… mais c’était bien la guirlande que vous dites. Moi qui suis plus familier des camps que de la cour, je ne reconnus pas d’abord notre gracieuse souveraine dans cette jeune femme très belle, à la taille superbe, au visage doux…

— Je vous dispense, Gantus, de ces appréciations qui sont autant de crimes de lèse-majesté.

— Après lui avoir demandé mon chemin qu’elle m’indiqua de la meilleure grâce du monde, je me mis à lui parler sur un ton cavalier, et – que Votre Majesté m’abreuve de tous les outrages –, à la lutiner un peu. Il faut vous dire que j’avais ôté mes gantelets de fer. Mais pouvais-je me douter…

— Quand on ne sait pas, accorda le roi, on peut se tromper.

— Toute surprise de ces libertés auxquelles l’étiquette de la cour ne l’avait guère préparée, la reine ne se défendait que par les grâces de la pudeur. Et moi, sans égard à la rougeur de son front, en bon militaire que j’ai toujours été, je ne m’empressais que plus fort d’avancer mes affaires, à la dragonne. Enfin, vous savez ce que c’est…

— Bien sûr : jeux de mains, jeux de vilains. Mais ne m’avez-vous pas dit que vous étiez vêtu de votre grande armure de fer ?

— Hélas ! Sire…

— Ha ! ha !

— Je dis : hélas ! mais que l’expression de mon regret n’abuse pas Votre Majesté, car ce fut justement cette armure qui me fit vous trahir, et vous allez bien comprendre pourquoi. J’avais fini par reconnaître la reine au médaillon qu’elle portait à son auguste corsage, et qui, en s’ouvrant, me découvrait votre portrait. Que ne me suis-je enfui dans cet instant-là ! Mais j’étais encore enflammé de l’ardeur que j’avais mise à ces premiers jeux, et je ne sais comment la fièvre qui me brûlait les joues, sous ma visière de fer à demi baissée, m’inspira d’aussi perfide manière. Le jour, en cette arrière-saison, éclairait faiblement la pièce, et la flamme rouge du foyer jetait sur toutes choses de vives et mouvantes lueurs qui en déformaient les contours. »

Le roi eut un geste impatient, et Gantus crut devoir s’excuser d’être aussi disert.

« Ce que je dis là n’est pas pour faire de la poésie, mais pour expliquer les circonstances qui facilitèrent ma supercherie. D’ailleurs, la poésie m’a toujours agacé, et quand je prends un sous-lieutenant à faire des vers, je lui colle ses quinze jours d’arrêts, c’est réglé. Je n’admets pas…

— Voyons, Gantus, venez au fait ! Vous pouvez passer d’un moment à l’autre.

— Bon, bon. Comme la reine, très inquiète, se débattait entre mes bras bardés de fer, je relâchai mon étreinte et lui dis en imitant votre voix : “Quoi, madame, ne connaissez-vous plus votre tendre époux sous son armure de soldat ?”

— Gantus ! s’écria le roi, vous êtes un répugnant soudard ! Un abominable traître !

— Qu’est-ce que j’avais dit à Votre Majesté ? Vous voyez…

— Et ensuite ?

— Le visage de la reine s’éclaira tout aussitôt, tandis qu’elle me considérait avec un peu de surprise. Votre Majesté et moi ne sommes pas tout à fait de la même taille. Je suis plus grand, plus large d’épaules.

— Pas tellement, Gantus, pas tellement.

— Il est certain qu’on pouvait aisément s’y méprendre, et la preuve… »

Le grand connétable baissa les yeux, car il était gêné. Il y eut un moment de silence.

« Alors ? dit enfin le roi.

— Alors ? Mon Dieu ! je n’avais plus qu’à tirer les rideaux, à fermer les targettes, et à me débringuer1 de mon armure qui commençait à m’oppresser. Entre parenthèses, je vous dirai que ce n’était pas commode, dans le noir…

— Et Adèle ?

— La reine Adèle… que voulez-vous que je vous dise, moi… il faisait noir, et dans ces instants-là, on n’a pas bien sa tête à soi. Ce que je puis vous affirmer, c’est que la reine n’a rien soupçonné de la substitution. J’ai remis mon armet, mes cuissards et tout le tremblement, dans l’obscurité, et j’ai filé. Figurez-vous que je me suis aperçu en sortant que j’avais remis mes genouillères à l’envers, ce qui m’obligeait à marcher les jambes raides. C’est amusant, n’est-ce pas ? »

Le roi arpentait la chambre en grommelant qu’il était presque déshonoré. Mais comme il avait un grand fond d’optimisme, et voyant l’angoisse où se débattait son plus fameux capitaine, il revint au chevet du malade avec de bonnes paroles :

« Vous pensez bien, Gantus, que je ne vais pas vous faire mes compliments. Vous vous êtes très mal conduit, et je donnerais’7 toutes vos plus célèbres victoires pour rattraper cette malheureuse aventure. Mais puisque vous me dites que vous allez mourir, c’est bon. Je vous pardonne.

— Sire, vous êtes un grand roi.

— Je ne dis pas le contraire. N’empêche… Enfin, tant pis. Après tout, ce qui importe d’abord, c’est que la reine soit innocente. Pour vous, ne songez plus qu’à faire une bonne fin. Adieu donc, Gantus, et que vos péchés vous soient remis dans l’autre monde, je ne vous souhaite pas d’autre mal.

— Votre Majesté me rend bien heureux et votre pardon arrive à temps : voilà que j’entre en agonie.

— En effet, vous n’avez pas bonne mine, et je ne veux pas vous déranger davantage. D’ailleurs, mon goûter m’attend au palais. »

Le roi fit un signe d’amitié à son grand connétable et gagna le carrosse qui l’attendait à la porte. La confession du mourant lui donnait un peu de mélancolie, car il aimait tendrement la reine et lui témoignait des soins assidus, en dépit d’une certaine froideur dont elle ne se départait jamais à son égard ; c’était même avec la plus grande répugnance qu’il avait fait à l’opinion publique la concession de prendre une maîtresse. Tout en roulant vers le palais, le roi songeait que dans sa disgrâce, il était étrangement favorisé, puisque la reine demeurait ignorante de son crime, et que le seul coupable se débattait dans les affres de l’agonie. Pourtant, l’aventure lui laissait au cœur l’inquiétude d’il ne savait quelle menace incertaine, et il se demanda s’il lui convenait d’être jaloux.

En descendant de carrosse, le prince convoqua ses plus savants docteurs en philosophie, et promit vingt écus d’or à qui saurait le mieux lui définir la jalousie. D’abord, les savants parlèrent tous à la fois, dans un vacarme étourdissant où se heurtaient les mots de processus, sentiment, échange, acrimonie, bile et atrabile. Le roi les ayant menacés de son grand sabre, ils consentirent à parler à tour de rôle, et le résultat fut à peine meilleur : ils s’empêtraient dans des discours sans fin, et le roi avait bien envie de leur reprendre leurs diplômes. Cependant, un philosophe d’une trentaine d’années, que sa jeunesse condamnait à parler le dernier, s’absentait un moment pour aller consulter son dictionnaire. C’était un garçon avisé, qui avait un très bel avenir. Quand ce fut à son tour de parler, il dit avec une jolie voix claire :

« D’une façon tout à fait générale, la jalousie est le chagrin de voir posséder par un autre un bien qu’on voudrait pour soi.

— Voilà qui est parlé, dit le roi. J’ai compris du premier coup. » Et il se prit à songer tout bas : « Évidemment, à ce compte-là, je devrais être jaloux de Gantus, mais puisqu’il est mort, ce n’est pas la peine ; les morts ne possèdent rien du tout, la chose est bien connue. »

« Parfait, jeune homme, je vous accorde déjà les vingt écus d’or. »

Le jeune philosophe fit une révérence et poursuivit : « Pour répondre plus précisément à la question proposée par Votre Majesté, j’ajouterai qu’en amour, la jalousie est la passion inquiète d’une personne qui craint qu’on ne lui en préfère une autre. »

Les autres philosophes étaient tout jaunes de dépit, car le roi paraissait fort satisfait. Il commentait en lui-même la définition : « Dois-je craindre que la reine me préfère une autre personne ? Mais non, puisqu’elle n’a jamais vu Gantus et qu’à peine sait-elle son nom. » Puis il dit au jeune savant : « C’est très bien, mon garçon. Je viens de découvrir, à la clarté de vos définitions, que je n’étais nullement jaloux. En conséquence, je vous déclare illustre, je vous fais membre de l’Académie et chevalier de mon ordre de Saint-Antoine qui est le patron des chercheurs, comme vous savez. »

Là-dessus, il fit venir ses musiciens et, après avoir goûté d’un pot de rillettes et d’un vin clairet, il se fit annoncer auprès de la reine. Elle était assise au coin du feu, le teint pâli et, dans les yeux, une grande mélancolie. Le roi lui prit la main, et, comme il faisait toujours, lui tint de tendres et gracieux propos, avec des images touchantes et belles dont les grands poètes du royaume lui faisaient une provision quotidienne. Mais la reine ne semblait pas l’entendre.

« Adèle, murmurait le roi, je suis le gai rossignolet, rêvons à la fraîcheur des sous-bois printaniers. Mon amour est une eau vive qui se perd dans le lac de vos grands yeux de mystère. Je voudrais être une hirondelle… »

La reine hocha la tête sans même lui accorder un regard. On voyait bien qu’elle n’avait pas d’entrain à imaginer que son époux se changeât en hirondelle. Il essaya d’autres figures poétiques, plus gracieuses encore. Puis il lui chatouilla le revers de la main avec ses deux doigts, feignant que ce fût une souris qui montait au long du bras, et disant d’une manière rieuse :

« Kili kili kili ki… kili kili ki… » Pour réponse, la reine ne fit que hausser les épaules. « Ah ! Madame », dit le roi (et il était un peu en colère), « je ne comprends rien à votre mauvaise humeur. Je vous dis les plus jolies choses du monde, je m’efforce aux jeux les plus tendres, je suis tour à tour élégiaque, familier, gamin, et vous n’en remuez pas plus que si je vous parlais du budget de l’État. À la fin, les grandes passions se lassent d’une aussi pénible froideur, et j’ose vous dire que ma constance est bien près d’être à bout. Si encore il s’agissait d’un accès passager ! Mais depuis que nous sommes mariés, c’est la même chose, et vous allez au plaisir ainsi qu’à l’échafaud… »

Alors, la reine parut s’éveiller, et ses yeux tristes s’illuminèrent d’un feu sombre.

« Seigneur époux, dit-elle, il vous plaît d’oublier, mais par malheur pour moi, j’ai meilleure mémoire…

— Comment donc ? du diable si je comprends…

— Soit, n’en parlons plus. Mais cessez alors de vous plaindre, puisqu’à des façons mâles et cavalières, vous préférez ces vains babillages, ces ronds de bras, et ces pas de menuet, qui plaisent bien sûr, aux maîtresses de vos rimeurs et de vos balladins ! Kili kili kili… est-ce ainsi qu’on doive traiter une reine, une épouse, une amante ? Kili kili kili… »

Effaré, le roi levait les bras au ciel, mais la reine, l’œil en feu, se laissait aller à son courroux :

« Avez-vous oublié vraiment cette soirée d’automne où vous entrâtes armé, casqué, dans mes appartements, et sans vous faire annoncer ? En cette arrière-saison, le jour déclinant éclairait la pièce d’une lumière avare…

— Et la flamme rouge du foyer, soupira le roi, jetait sur toutes choses de vives et mouvantes lueurs qui en déformaient les contours.

— C’est pourquoi je ne vous reconnus pas d’abord sous votre armure. Vous paraissiez plus grand, plus fort…

— Oui, l’uniforme avantage toujours un peu.

— Et pourtant, lorsque après avoir ôté vos gantelets de fer, vous me pressâtes de toutes parts avec des mains hardies, quel n’était pas déjà mon trouble ! Enfin, vous vous fîtes connaître… »

Cependant que le prince jurait en sourdine, la reine fermait les yeux.

« Dans votre hâte, vous n’aviez pas pris le temps de retirer ni vos épaulières, ni votre cuirasse, et j’en demeurai meurtrie pendant toute une semaine. Délicieuses meurtrissures… Vos baisers avaient un goût de fer et de feu…

— Peuh ! dit le roi, il ne faut pas exagérer non plus.

— Je vous criais mon amour, et tendrement, vous rugissiez mon prénom d’Adèle !

— Ah ! non ! c’est trop fort !

— Niez donc, effronté… aussi bien ai-je perdu tout espoir d’un retour glorieux. Tandis que vous vous comparez à une hirondelle, à une fontaine, je me résigne à l’accomplissement d’un devoir à jamais dépourvu de cette exaltante dignité qui me fut révélée par un soir de l’automne dernier. Ha ! ha ! une hirondelle ? non Monsieur, une pie bavarde ! kili kili kili… »

Et en essuyant des larmes de rage, la reine sortit, claquant la porte. Le roi demeura consterné, songeant à la vanité de la philosophie et de ses définitions, car il ressentait maintenant les tourments de la jalousie. Il passa une très mauvaise nuit, hanté par des cauchemars, lui semblant qu’il vît des armures vides caresser son épouse avec des soupirs lascifs et un affreux bruit de ferraille. Le lendemain, une mauvaise nouvelle acheva de le bouleverser : Gantus n’était pas mort ; les médecins s’étaient aperçus qu’il souffrait d’une crise de rhumatismes et l’en avaient délivré par le moyen d’une peau de chat bien sèche dont ils l’avaient frotté pendant toute la nuit. À midi, le grand connétable déjeunait de bon appétit, puis montait à cheval pour s’en aller inspecter l’artillerie. Le roi l’appela au palais et lui dit sévèrement :

« Vous m’avez mis dans de beaux draps, Gantus.

— Que votre Majesté me pardonne : les médecins m’ont guéri sans prendre mon avis.

— C’est très ennuyeux. L’aventure que vous m’avez confessée hier soir n’avait presque plus d’importance du moment où vous étiez au cimetière, tandis que maintenant… Vous comprenez, pour nous autres princes, être cocu est une affaire d’Etat. Vous voilà possesseur d’un secret dangereux. Qui peut dire l’usage que vous en ferez ?

— Ah ! Sire, je suis trop homme d’honneur…

— Mon œil, dit le roi. Vous n’avez même pas su tenir votre langue devant moi qui suis pourtant l’époux. Alors ? »

Le grand connétable se frappait la poitrine et montrait les signes d’un profond désespoir.

« Ne vous lamentez pas, Gantus. Ce que je dis là est pour vous mettre en garde contre un mouvement d’imprudence. Au fond, vous m’inspirez toujours une entière confiance, et j’ai même pensé à vous pour un très joli commandement sur mes frontières de l’Ouest. Je suis sûr que vous saurez trouver là-bas l’occasion d’un trépas glorieux…

— Un trépas glorieux ? Mais nous ne sommes pas en guerre !…

— Nous le serons bientôt : j’ai l’intention de déclarer la guerre à mon cousin l’Empereur. En rappelant la classe 22, nous aurons une armée suffisante que vous commanderez en second. Dotée de la nouvelle pertuisane que l’on s’occupe de mettre au point, je suis sûr qu’elle fera merveille. »

Gantus se grattait la tête, n’osant protester contre sa nomination de commandant en second ; et sa gorge ronflait déjà d’injures contenues, à l’adresse du jean-foutre qui allait diriger les opérations.

« Mon cher connétable, dit le roi, vous voilà déçu, mais tant pis : j’ai décidé qu’à l’avenir, j’exercerais moi-même le commandement en chef de mes armées. Toutefois, pour vous laisser une certaine liberté dans l’exécution de la manœuvre, j’ai également décidé de conduire les opérations depuis ma capitale. Dès après les formalités de l’ultimatum, l’on ne me verra plus au palais qu’en uniforme de généralissime. Je voudrais, Gantus, que vous voyiez l’armure que je me suis commandée ce matin. Elle est en métal d’Asturbie1, au panache bleu et or, la cuirasse et les épaulières ornées de fleurs champêtres et de mignonnes figures de pages. »